L’âme est-elle « en prison » dans le corps ? La ressurrection au tympan de la cathédrale AUTUN par Gislebertus XIIe siècle
Pour ma petite fille qui se lance dans la philo, je donne ici quelques extraits du livre magistral de Claude Tresmontant : Le problème de l’âme.
La notion d »âme est-elle périmée, et relève-t-elle du musée des antiquités?
Si le problème que soulève cette notion semble aujourd’hui si confus, c’est qu’il est lié à une quantité de traditions et de doctrines qui se sont mêlées à travers l’histoire de la culture, depuis l’orphisme, le platonisme, le néo-platonisme, et les spéculations gnostiques.
L’anthropologie cartésienne a pris le relais de l’anthropologie platonicienne.
L’analyse aristotélicienne n’a guère été comprise pendant de longs siècles, sauf par les aristotéliciens chrétiens du XIIIe siècle.
Ce sont ces problèmes que l’auteur — Claude TRESMONTANT— aborde d’une manière qui, sans aucun doute, dérange des habitudes intellectuelles.
Le problème de l’âme, comme celui de Dieu, et plusieurs autres problèmes philosophiques fondamentaux, est très confus dans la tête de nos contemporains…( Claude Tresmontant)
Le problème de l’âme, comme celui de Dieu, et plusieurs autres problèmes philosophiques fondamentaux, est très confus dans la tête de nos contemporains, d’abord parce que cette idée d’âme remonte très haut et très loin dans l’histoire de la pensée humaine; elle comporte des racines manifestement mythologiques; mais aussi parce que dans cette notion se mêlent des traditions de pensée radicalement différentes, des problématiques hétérogènes.
Nous aurions pu, bien sûr, éviter l’inconvénient qu’il y a à mettre d’une manière provocante dans le titre même de notre travail ce mot d’ « âme » qui suscite la détestation de tant de nos contemporains. Nous aurions pu appeler notre travail « le problème du psychisme ». Personne n’aurait trouvé rien à redire. Mais qui ne sait que le mot français psychisme utilisé par les savants les plus respectables et les plus positifs, vient du grec psuchè, que les latins ont traduit par anima et les français par âme ?
Nous avons donc négligé cette précaution inutile, d’autant plus que notre travail n’est pas un ouvrage de psychologie expérimentale, ce dont tout le monde reconnaît la légitimité mais — ce que l’on déteste le plus aujourd’hui —, un essai de métaphysique, portant sur la question de l’âme en tant que substance, et, ce qui est le comble, sur le problème de son immortalité…
Dans une première partie, nous ferons un exposé, aussi bref que possible, de l’histoire du problème de l’âme, de l’histoire de la notion d’âme qui a connu, à travers les siècles et les philosophies, tant de transformations.
Cet exposé rétrospectif n’est pas inutile, car dans notre inconscient intellectuel d’hommes du XXe siècle, nous véhiculons, que nous le sachions ou non, des thèmes et des schèmes souvent très archaïques, et toujours très mêlés, appartenant à des traditions de pensée différentes.
Pour tenter de faire l’analyse correcte du problème de l’âme, il faut d’abord nous délivrer de ces thèmes archaïques,
Pour tenter de faire l’analyse correcte du problème de l’âme, il faut d’abord nous délivrer de ces thèmes archaïques, et pour cela, rien n’est plus efficace que de les mettre en pleine lumière.
Cet exposé historique, au gré des uns, sera trop long, parce qu’ils connaissent cette histoire, ou bien, au gré des autres, trop bref, parce que chaque notice est réduite au minimum indispensable, et que par ailleurs nous n’avons pas prétendu être complet. Nous n’avons pas entrepris de raconter en quelques dizaines de pages toute l’histoire de la pensée humaine du point de vue du problème de l’âme. Nous nous sommes contenté de choisir quelques moments importants, qui nous semblent caractéristiques, dans cette histoire.
Dans une seconde partie, nous abordons le problème de l’âme pour lui-même, aujourd’hui, en fonction de nos connaissances actuelles, et nous nous demanderons ce que l’on peut penser du problème de l’immortalité de l’âme et de celui de la résurrection.
PREMIÈRE PARTIE : BRÈVE HISTOIRE DU PROBLÈME
Puisque nous entreprenons des recherches au sujet de l’âme, il est nécessaire que, tout en examinant les difficultés dont nous aurons, au cours de notre marche, à trouver la solution, nous recueillions les opinions de nos prédécesseurs qui ont fait savoir quelque chose à son sujet, afin de prendre ce qui a été bien dit, et, si quelque chose n’est pas bon, de le rejeter. ARISTOTE, Traité de l’âme, I, II, 403 b.
LES UPANISHAD
On trouve, dans les Upanishad, l’idée d’une descente des âmes individuelles dans les corps.
Cette descente est une individuation.
En réalité, seul l’Un, l’Absolu, existe.
L’existence individuelle est une illusion. Mais l’entrée dans cette illusion cosmique, c’est l’individuation, et c’est la descente dans les corps, l’ensomatose.
Les âmes particulières résultent de l’individualisation de Brahman. En s’individualisant en entrant dans les corps, les âmes entrent aussi dans le règne du souci, de la préoccupation.
L’esprit, lorsqu’il entre dans un corps en naissant, se charge de maux.
Lorsque au contraire il sort du corps, il se débarrasse des maux.
Les corps sont comparables à des cruches, dans lesquelles l’âme universelle est fragmentée, à des forteresses dans lesquelles l’âme est emprisonnée.
» O Seigneur ! dans ce corps insubstantiel et puant, magma d’os, de peau, de muscles, de moelle, de chair de sperme, de sang, de mucus, de larmes, de chassie, d’excréments, d’urine, de bile et de phlegme, à quoi bon la satisfaction des désirs ?
Dans ce corps en proie au désir, à la colère, à la convoitise, à l’égarement, à la crainte, à l’abattement, à la jalousie, astreint à la séparation d’avec ce qu’on aime à l’union avec ce que l’on n’aime pas, à la faim, à la soif à la vieillesse, à la mort, à la maladie, à la peine et aux autres misères, à quoi bon la satisfaction des désirs[2] ? «
Le sage se délivrera de ce corps » insubstantiel et puant « , et il s’efforcera de se détacher des soucis et préoccupations qui concernent le corps.
Il fera, en sens inverse, le chemin qu’a parcouru l’âme lorsqu’elle s’est individualisée : elle était passée du Tout au particulier; le sage s’efforcera de passer du particulier, de l’individuel, au Tout.
Lorsque les cruches sont détruites, les espaces particuliers qui étaient limités par les cruches se retrouvent nondivisés dans l’espace universel.
De même, les âmes individuelles et particulières, lorsque les corps sont détruits, se retrouvent dans l’âme universelle.
La sagesse, c’est de reconnaître que l’âme qui se croit, à tort, individuelle, est en fait l’âme universelle, le Brahman.
Ainsi, la lune unique se reflète dans l’eau mobile en des images multiples, qui ne sont qu’apparence.
» Un Atman unique doit être reconnu dans les états de veille, de rêve de sommeil profond… Unique il demeure en effet, âme individuelle en chaque être, telle la lune reflétée dans l’eau, il est vu un et multiple. Comme, lorsque est détruite une jarre qui enferme de l’espace, la jarre est détruite mais non l’espace, ainsi en est-il pour l’âme incorporée[3]…
Délivré des liens du corps, le sage reconnaît son essence divine et retourne à son origine.Il sait désormais que tous les êtres sont l’Un. La multiplicité est illusoire.Cela, l’Absolu, tu l’es toi aussi[4]. »
» C’est par la pensée seule qu’on peut voir ceci : il n y a ici-bas aucune diversité.
Il va de mort en mort celui qui croit voir ici-bas de la diversité[5]. »
Au contraire, celui qui reconnaît l’existence de l’Absolu unique sous les apparences du multiple, celui-là est sauvé.
Lorsque l’âme se présente au passage de la mort, le Brahman l’interroge : Qui es-tu ? Il faut lui répondre :
» Tu es toi-même le Soi de chaque être. Ce que tu es, je le suis[6]. «
» Ce suprême Brahman, Atman universel, grande demeure de tout ce qui exifte, plus subtil que le subtil, confiant, il est toi, en vente, et toi, en vérité, tu es lui…
Quand on a reconnu : Le Brahman, c’est moi-même », on est délivré de tout lien[7]»…
En se délivrant de l’illusion de l’existence individuelle, en se séparant, par l’ascèse, des liens du corps, on retourne à l’Absolu.
De même que les rivières perdent leur individualité en parvenant dans l’océan, ainsi en est-il des âmes :
» Comme les rivières qui coulent disparaissent dans l’océan, perdant nom et forme, de même, celui qui sait, affranchi du nom et de la forme, accède à l’Etre divin…
Qui connaît ce suprême Brahman devient lui-même le Brahman. Il passe outre la souffrance. Il passe outre le mal. Délivré des nœuds intérieurs, il devient immortel [8] ».
L’ORPHISME
Ce même thème de la divinité originelle et ontologique de l’âme, de sa descente dans des corps, de son exil ici-bas, et de son retour à sa condition antérieure, par l’initiation et l’ascèse, se retrouve en Grèce, au VIe siècle avant notre ère, dans une nouvelle religion qui se manifesta par la fondation des communautés orphiques.
La patrie originelle de ces communautés fut peut-être l’Attique, mais elles se répandirent rapidement en Italie du Sud et en Sicile. Les poèmes qui contenaient la théologie des communautés orphiques étaient attribués au Thrace Orphée[9].
On connaît la légende de Dionysos-Zagreus, le fils de Zeus et de Perséphone. Zeus avait confié à Dionysos l’empire du monde. Poussés par Héra, les méchants Titans, ennemis de Zeus, s’attaquent à Dionysos, et finissent par le tuer alors qu’il a pris la forme d’un taureau. Ses ennemis le mettent en pièces et le dévorent. Athéna réussit à leur soustraire le cœur de leur victime. Zeus l’avale pour donner naissance au » nouveau Dionysos « . Pour punir les Titans de leur crime, Zeus les frappe de sa foudre. Des cendres des Titans abattus est issu le genre humain, dans la nature duquel l’élément titanique est ainsi mêlé à l’élément dionysiaque. Les Titans représentent le principe du mal, et Dionysos le principe du bien.
» Ce qui caractérisait les Orphiques, et leur production littéraire, c’était, écrivait E. Rohde, l’alliance de la religion et d’une spéculation semi-philosophique… C’était la spéculation qui occupait la place essentielle[10]… «
» Si la légende plonge ses racines dans l’ancienne et sauvage coutume des Thraces, elle appartient au cercle de la pensée grecque par son développement tout entier, et ce n’est que par cette union des deux éléments qu’elle est orphique.
Les méchants Titans appartiennent à l’antique mythologie grecque.
Devenus ici les meurtriers du dieu, ils représentent le principe du mal.
Ils mettent l’Un en mille pièces; par le crime, la divinité une se perd dans la pluralité des créatures de ce monde[11]. »
L’homme actuel est composé de l’élément titanique et de l’élément divin, dionysiaque. Il doit se séparer, se libérer de l’élément titanique pour retourner pur auprès du dieu dont une parcelle vit en lui.
L’homme doit se libérer des liens du corps, dans lequel l’âme est enfermée comme dans une prison.
L’âme a un long chemin à parcourir pour se délivrer de cette incorporation. Elle n’a pas le droit de délier elle-même ses propres liens par la violence, par le suicide, et la mort naturelle n’est pas la libération définitive, car l’âme insuffisamment purifiée doit entrer de nouveau dans un corps. Le kuklos tes geneseôs, c’est cette nécessité imposée à l’âme de recommencer le cycle de l’ensomatose.
La seule espérance de salut, la seule possibilité d’échapper finalement au triste cycle des réincarnations, c’est l’initiation orphique et l’ascèse.
Il faut se délivrer de tout ce qui rattache l’âme, parcelle de la divinité, au corps dans lequel cette parcelle est exilée. En particulier, les adeptes de l’orphisme s’abstenaient de manger de la viande.
Pour expier une faute commise dans une vie antérieure, l’âme a été bannie dans le corps.
L’existence corporelle, physique, terrestre, est un châtiment.
Le salut, c’est de se délivrer de cette vie corporelle elle-même.
Lorsque l’âme, par l’initiation orphique et par l’ascèse, s’est purifiée de tout attachement au corps, elle est aussi affranchie de la nécessité d’entrer de nouveau, après la mort, dans un corps. Elle est délivrée de la nécessité de la réincarnation[12].
PYTHAGORE
Pythagore, né entre 590 et 570 dans l’île de Samos, fonda un ordre religieux. Dans cet ordre, on enseignait aussi la doctrine de la transmigration des âmes.
Nous sommes dans ce monde des étrangers. L’âme est dans le corps comme dans un tombeau.
Cependant nous ne devons pas chercher à nous délivrer de l’existence corporelle par le suicide, car nous sommes le troupeau de Dieu. Il est notre berger et nous n’avons pas le droit de nous échapper sans son ordre.
L’âme est astreinte à des réincarnations multiples, jusqu’à ce qu’elle parvienne à se dégager de cette nécessité.
L’âme a été précipitée jadis des hauteurs où habitent les dieux. Elle a été enfermée pour son châtiment dans cette » geôle » qu’est le corps. L’âme est même parfois astreinte à s’incorporer dans un animal.
Le salut réside dans l’initiation et l’ascèse par laquelle nous délivrons notre âme de cette souillure qu’est le corps.
Voici comment E. Rohde résume la doctrine pythagoricienne de l’âme :
» L’âme de l’homme, envisagée ici de nouveau comme le double du corps visible et de ses énergies, est un être démoniaque immortel, précipité jadis des hauteurs où habitent les dieux, et enfermé pour son châtiment dans la » geôle » du corps. Elle n’a, avec ce dernier, aucun rapport intérieur; elle n’est pas ce qu’on pourrait appeler la personnalité de tel ou tel homme visible : n’importe quelle âme anime n’importe quel corps.
Quand la mort la sépare du corps, elle doit, après avoir passé quelque temps dans l’Hadès pour s’y purifier, revenir dans le monde supérieur. Les âmes voltigent, invisibles, autour des vivants; dans les grains de poussière qui s’agitent à travers les rayons de soleil, les Pythagoriciens voyaient flotter des » âmes « . L’air est rempli d’âmes.
Mais, arrivée sur la terre, l’âme doit se chercher un nouveau corps, et cela un grand nombre de fois. Elle accomplit ainsi un long voyage à travers des corps d’hommes et d’animaux.
D’antiques légendes racontaient que Pythagore lui-même avait conservé le souvenir des précédentes incarnations de son âme, et qu’il en parlait pour instruire et exhorter ses fidèles…
Les conditions de la nouvelle incarnation et le contenu de la nouvelle vie sont déterminés par les aétions qui ont signalé la vie précédente. Ce que l’âme a fait alors, elle doit le subir maintenant, redevenue l’homme…
Le but dernier (de la morale et de l’ascèse pythagoricienne) était de la soustraire complètement à cette vie terrestre et de lui rendre une existence libre et divine[13]. «
EMPÉDOCLE
Empédocle d’Agrigente, en Sicile, eut son akmê vers 444.
Ce fut un homme politique, mais aussi un maître religieux Empédocle se fit l’apôtre de cette nouvelle religion qui s’efforçait de délivrer l’homme du triste cycle lassant des réincarnations.
Les thèses d’Empédocle sont très proches de celles que l’on trouve exprimées dans la tradition brahmanique.
Il n’existe pas, nous dit un des fragments conservés, de genèse, de phusis, pour rien de ce qui est périssable, pas plus que disparition dans la funeste mort, mais seulement un mélange et une modification de ce qui a été mélangé.
Le terme de genèse, de création, de pbusis, n’est qu’une appellation forgée par les hommes[14].
Ce sont des êtres puérils, ceux qui s’imaginent que peut naître ce qui n’existait pas, ou que quelque chose peut entièrement périr et être totalement détruit[15].
L’Un, qui est l’Être, vit une vie rythmique : expansion et contraction, dispersion et retour à soi. La naissance apparente des êtres, c’est le moment de la division et de la dispersion.
La mort, le moment du retour à l’Un, de la concentration.
Le principe de la dispersion, c’est la haine. C’est lui qui est responsable de la multiplicité des êtres.
Le principe du retour à l’Un, c’est l’amour. Il résorbe la multiplicité.
» Je vais annoncer deux choses :
tantôt, en effet, l’Un grandit, jusqu’à demeurer seul, à partir du multiple,
Tantôt il se divise à nouveau et de l’Un surgit le multiple…
Tantôt tout se réunissant dans l’Un grâce à l’amour, tantôt chaque élément étant emporté séparément par la répulsion de la haine.
Ainsi, pour autant que l’Un est accoutumé à naître du multiple, et qu’inversement le multiple surgit de la dissolution de l’Un, dans cette mesure ils naissent et leur vie n’est pas immuable.
» Mais dans la mesure où l’éternel échange ne prend jamais fin, dans cette mesure, ils demeurent toujours immuables à travers ce cycle…
Tantôt l’Un grandit à partir du multiple jusqu’à demeurer seul, tantôt il se divise à nouveau et de l’Un surgit le multiple : le feu, l’eau, la terre[16]… «
L’âme humaine n’est pas créée. Elle ne commence pas réellement d’exister. Elle préexistait au sein de l’unité originelle.
Le sage est celui qui sait qu’il est d’essence divine :
« Je marche parmi vous en dieu incorruptible, affranchi de la mort à jamais[17]. «
Mais il y a eu, une chute, une catastrophe.
» De quels honneurs, de quels sommets de félicité suis-je tombé[18]…
» L’âme est tombée dans ce monde de la douleur et du souci : » Nous sommes arrivés dans cette caverne ouverte[19]…
» A la naissance, si le nouveau-né crie, c’est qu’il souffre de cette chute : » Je pleurai et je criai en voyant ces lieux auxquels je n’étais pas accoutumé[20].
» Le corps est pour nous comme un revêtement, qui nous est étranger : » En les revêtant d’un vêtement de chair qui leur est étranger[21]… «
Empédocle, comme les pythagoriciens, professe la réincarnation ou métensomatose :
» Car moi, en effet, j’ai été déjà un garçon, une fille, une plante, un oiseau et un muet poisson qui bondit hors de la mer[22]… » Lorsque l’homme mange une bête, il commet un crime abominable puisqu’il s’en prend à une âme réincarnée : » N’allez-vous pas cesser ce meurtre à odieuse clameur? Ne voyez-vous pas que vous vous dévorez les uns les autres[23]… ?
La réincarnation, la transmigration des âmes, est la conséquence nécessaire du péché des âmes insuffisamment purifiées, le châtiment des crimes commis dans une existence antérieure :
» Il existe un oracle de la nécessité, des dieux, décret ancien, éternel, scellé par de puissants serments :
si jamais quelqu’un souille criminellement ses mains par un meurtre, celui également qui, dans la haine, a failli en jurant de faux serments, ceux-là, parmi les démons qui ont obtenu très longue vie, doivent errer trois fois dix mille saisons loin des bienheureux, naissant sous toutes les formes des mortels dans le cours du temps, échangeant un dur sentier de vie contre un autre.
Car la puissance de l’air les chasse dans la mer et la mer les vomit sur le seuil de la terre, la terre à son tour dans les rayons du brillant soleil, et celui-ci enfin les rejette dans le tourbillon de l’air. L’un les reçoit de l’autre, mais tous les ont en horreur.
Et moi, je suis maintenant l’un d’eux, vagabond banni de chez les dieux, ayant mis ma confiance en la haine furieuse[24]. «
» Empédocle d’Agrigente, écrit Rohde, n’appartenait pas à l’école pythagoricienne, dont la communauté était déjà dissoute à l’époque où il vivait; mais ses opinions sur l’âme de l’homme, sur ses destinées et sur ses devoirs, se rapprochent tellement des dogmes pythagoriciens qu’on ne peut mettre en doute l’influence de ces derniers sur la formation de cette partie de sa doctrine[25]. «
PLATON
Il n’est pas question, cela va sans dire, d’entreprendre ici un exposé de l’anthropologie platonicienne, dans sa complexité et son évolution. Nous rappelons simplement l’un des thèmes qui ont le plus marqué la pensée philosophique et religieuse ultérieure. Nous en trouverons l’expression par exemple dans les pages célèbres du Phédon où Socrate expose sa conception de la philosophie, de la mort et des rapports entre l’âme et le corps:
» Quiconque s’attache à la philosophie au sens droit du terme, les autres hommes ne se doutent pas que son unique occupation, c’est de mourir, et d’être mort[26] ! «
Socrate poursuit par une définition de la mort :
La mort » n’est rien autre chose, n’est-ce pas, que la séparation de l’âme d’avec le corps, τήν τής φυχής άπο του σώμάτος άπάλλάγήν.
Être mort, c’est bien ceci : à part de l’âme et séparé d’elle, le corps s’est isolé en lui-même; l’âme, de son côté, à part du corps et séparée de lui, s’est isolée en elle-même ? La mort, n’est-ce pas, ce n’est rien d’autre que cela[27] ? «
Nous verrons, lorsque nous reprendrons l’analyse du problème, qu’en réalité la mort n’est pas la séparation de » l’âme » d’avec » le corps « , mais la séparation d’un principe d’information, qu’on peut appeler » âme » si l’on veut, d’avec la matière qu’elle informait, pour constituer un corps vivant.
Lorsque l’âme s’en va et se sépare, il ne reste pas un » corps « , mais, ce qui est très différent, un cadavre, c’est-à-dire un tas de matière qui avait été informé et qui ne l’est plus, car il se décompose.
On peut, bien entendu, si on le veut, appeler » corps » cette matière qui avait été informée, ou qui est informée dans l’organisme vivant. Mais dans ce cas il y a un grave inconvénient à désigner par le même terme » corps « , d’une part la matière qui a été informée, ou la matière à part le principe d’information qui l’anime, et, d’autre part, comme cela se fait dans le langage courant, le corps vivant, c’est-à-dire la totalité informée, la matière animée, en somme l’homme vivant et concret lui-même.
Il n’est pas possible de désigner du même nom ce qui est composé, la matière, et la composition tout entière, âme et matière, telle qu’on la voit dans l’organisme vivant.
Les préoccupations du philosophe, poursuit Socrate, « ne vont pas à ce qui concerne le corps, peri to sôma, mais au contraire, dans la mesure où il le peut, elles s’en détachent, et c’est vers l’âme, pros tèn psuchèn, qu’elles sont tournées[28] « .
Le philosophe se manifeste
» lorsqu’il délie le plus possible l’âme de la communauté avec le corps[29] ».
On voit que, dans l’anthropologie qui s’exprime par ces textes, » l’âme » et » le corps » sont deux choses, deux réalités, ou deux substances bien distinctes.
La connaissance vient-elle du corps ou de l’âme ?
Ensuite, Socrate expose ce qui se passe pour l’acte de connaissance.
» Et maintenant, pour ce qui est de posséder proprement l’intelligence, le corps, dis-moi, est-il, oui ou non, une entrave, si dans la recherche on lui demande son concours ?…
Est-ce que quelque vérité est fournie aux hommes par la vue aussi bien que par l’ouïe, ou bien, là-dessus au moins, en est-il comme les poètes nous le ressassent sans trêve, et n’entendons-nous, ne voyons-nous rien exactement?
Pourtant si, parmi les sensations corporelles, celles-là sont sans exactitude et incertaines, on ne saurait attendre mieux des autres, qui toutes en effet sont, je pense, inférieures à celles-là…
Quand donc, reprit Socrate, l’âme atteint-elle la vérité ?
D’un côté, en effet, lorsque c’est avec l’aide du corps qu’elle entreprend d’envisager quelque question, alors, la chose est claire, il l’abuse radicalement…
N’est-ce pas par conséquent dans l’acte de raisonner que l’âme, si jamais c’est le cas, voit à plein se manifester à elle la réalité d’un être?…
Et sans doute raisonne-t-elle au mieux, précisément quand aucun trouble ne lui survient de nulle part, ni de l’ouïe, ni de la vue, ni d’une peine, ni non plus d’un plaisir, mais qu’au contraire elle s’est le plus possible isolée en elle-même, envoyant promener le corps, et quand, brisant autant qu’elle peut tout commerce, tout contact avec lui, elle aspire au réel [30]. «
C’est le corps » qui trouble l’âme et l’empêche d’acquérir vérité et pensée, toutes les fois qu’elle a commerce avec lui[31] ». »
Aussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera pétrie avec cette chose mauvaise, jamais nous ne posséderons en suffisance l’objet de notre désir[32]. »
» Inversement, si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il nous faudra nous séparer de lui et regarder avec l’âme en elle-même les choses en elle-mêmes…
Pendant le temps que peut durer notre vie, c’est ainsi que nous serons, semble-t-il, le plus près de savoir, quand le plus possible nous n’aurons en rien avec le corps société ni commerce à moins de nécessité majeure,
quand nous ne serons pas non plus contaminés par sa nature,
mais que nous serons au contraire purs de son contact, et jusqu’au jour où le dieu aura lui-même dénoué nos liens.
Étant enfin parvenus à la pureté parce que nous aurons été séparés de la démence du corps,
Étant enfin de la sorte parvenus à la pureté parce que nous aurons été séparés de la démence du corps, nous serons vraisemblablement unis à des êtres pareils à nous[33]… »
On le voit, une anthropologie qui pose
que l’ » âme » est une chose, et » le corps » une autre,
une anthropologie qui de plus considère l’union du » corps » et de » l’âme » comme une souillure et une impureté,
qui considère le » corps » comme la source de tous nos déboires, de toutes nos illusions et de toutes nos erreurs,
une telle anthropologie, évidemment, aura tendance à considérer que la connaissance authentique ne peut s’atteindre qu’en se séparant de la connaissance sensible, et donc expérimentale.
la connaissance authentique ne peut s’atteindre qu’en se séparant de la connaissance sensible, et donc expérimentale.
Une telle théorie de la connaissance aura tendance à privilégier les opérations intellectuelles purement spéculatives, aux dépens de la prise de connaissance sensible du monde extérieur.
C’est cette tendance que nous retrouverons développée chez Descartes et chez Malebranche. La métaphysique, conçue comme exercice a priori de l’intelligence qui ne prend pas la peine de se fonder sur l’expérience sensible, est le résultat d’une telle anthropologie.
Socrate et l’orphisme
Socrate revient à ce qu’il disait de la mort, et maintenant il fait allusion à la doctrine de l’orphisme :
» Mais une purification, n’est-ce pas en fait justement ce que dit l’antique tradition?
Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps, à vivre autant qu’elle peut, dans les circonstances actuelles aussi bien que dans celles qui suivront, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps comme si elle l’était de ses liens ?…
N’est-il pas vrai que le sens précis du mot » mort »
c’est que l’âme est détachée et mise à part d’un corps ?…
L’objet propre de l’exercice des philosophes est même de détacher l’âme et de la mettre à part du corps[34]… «
Ce qu’on a appelé un vivant, c’est cet ensemble d’une âme et d’un corps solidement ajusté]…
» Toute âme est immortelle[35].
» L’âme est un principe, άρχή. A ce titre, elle est quelque chose d’inengendré, άγενητου[36].
» Puisqu’elle est inengendrée, elle est aussi nécessairement incorruptible, άδίάφθορον [37].
Pas plus qu’il ne peut être détruit, ce principe qu’est l’âme ne peut avoir commencé d’exister,
τουτο δέ οϋτ άπόλλυσθάί ουτέ γίγνέσθάί δυνάτον[38].
» Lorsque l’âme est parfaite et ailée, elle chemine dans les hauteurs et administre le monde entier; quand au contaire elle a perdu ses ailes, elle est entraînée jusqu’à ce qu’elle soit saisie de quelque chose de solide; elle y établit sa résidence, elle prend un corps de terre…
Ce qu’on a appelé un vivant, c’est cet ensemble d’une âme et d’un corps solidement ajusté[39]… «
L’âme est par nature d’essence divine, et immortelle. Mais il y a eu une chute de l’âme, une descente dans les corps matériels. Cette descente est une faute.
Et si l’âme n’est pas suffisamment purifiée, elle est condamnée à se réincarner dans d’autres corps, conformément à ses options profondes, qui se sont manifestées au cours d’existences terrestres antérieures, et qui se manifestent dans le choix que l’âme fait de tel ou tel corps.
» Toute âme qui, en faisant partie du cortège d’un dieu, a eu quelque vision des réalités véritables, est jusqu’à la révolution suivante exempte d’épreuve, et, si toujours elle est capable de réaliser cette condition, à toujours elle est exempte de dommage;
quand au contraire, faute d’avoir été capable de suivre docilement, elle ne voit point;
quand par l’effet de quelque disgrâce, comblée d’oubli et de perversion elle s’est alourdie; que s’étant ainsi alourdie, elle a enfin perdu son plumage et gît sur la terre, c’est alors une loi qu’elle n’aille s’implanter en aucune sorte de bête dès la première génération; mais que celle qui aura eu la plus copieuse vision aille s’implanter dans la semence d’un homme appelé à devenir ami du savoir ou ami de la beauté[40]… «
Dans le xe Livre de la République, Platon expose de nouveau la liberté du choix que fait l’âme de sa destinée corporelle :
» Proclamation de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité.
Ames éphémères, vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle.
Ce n’est pas un génie qui vous tirera au sort, c’est vous qui allez choisir votre destin…
Chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause[41]. »
Comme l’écrit justement le père Festugière, dans l’œuvre de Platon » il est aisé de discerner un double mouvement.
Il y a d’abord, c’est le plus apparent, un mouvement dualiste.
Au monde de l’intelligible, immuable et divin, s’oppose radicalement le monde du sensible, où tout change et se corrompt. L’âme est enchaînée dans le corps comme dans une prison. Par suite, tout l’effort du sage consiste à se délivrer du corps…
Dans le Timée, il n’y a plus opposition radicale du sensible à l’intelligible
Mais il y a un autre platonisme, celui des derniers écrits, du Timée et des Lois.
Dans ces écrits, il n’y a plus opposition radicale du sensible à l’intelligible.
Le monde concret est relié aux idées par l’intermédiaire de l’âme[42]… «
Au IIIe siècle de notre ère déjà, Plotin avait relevé cette double tendance; à propos de la doctrine de l’âme précisément :
» Il nous reste le divin Platon qui a dit sur l’âme beaucoup de belles choses; en plusieurs endroits de ses traités, il a parlé de sa venue en ce monde, et nous avons l’espoir d’en tirer quelque chose de clair.
Toujours, il garde le mépris du sensible et reproche à l’âme son union avec le corps
Que dit donc ce philosophe?
Il apparaîtra qu’il ne dit pas toujours la même chose, de manière qu’on puisse voir facilement son intention.
Mais toujours il garde le mépris du sensible et reproche à l’âme son union avec le corps; il dit qu’elle est dans une prison, qu’elle est en lui comme en un tombeau et que, dans les mystères, on prononce une grande parole, en disant que l’âme est en prison.
La caverne, chez lui, comme l’antre chez Empédocle, signifie, me semble-t-il, notre monde, où la marche vers l’intelligence, dit-il, est pour l’âme la délivrance de ses liens et l’ascension hors de la caverne.
Dans le Phèdre, la perte de ses ailes est la cause de son arrivée ici-bas; elle remonte ; puis l’achèvement de la période la ramène ici. Ce sont des jugements, ou un tirage au sort, ou un hasard, ou une nécessité qui envoient ici d’autres âmes.
Ainsi d’après tous ces passages, la venue de l’âme dans le corps est chose répréhensible.
Dans le Timée, dans le Timée de l’univers visible, il fait l’éloge du monde.
Mais, parlant dans le Timée de l’univers visible, il fait l’éloge du monde et déclare qu’il est un dieu bienheureux;
l’âme est un don de la bonté du démiurge, destiné à mettre l’intelligence dans l’univers; car il faut qu’il ait l’intelligence;
mais cela n’est pas possible s’il n’a une âme.
C’est pourquoi l’âme de l’univers a été envoyée en lui par Dieu, ainsi que l’âme de chacun de nous, afin que l’univers fût parfait[43]…
L’âme est un don de la bonté du Créateur, destiné à mettre l’intelligence dans l’univers; car il faut qu’il ait l’intelligence; mais cela n’est pas possible s’il n’a une âme.
C’est pourquoi l’âme de l’univers a été envoyée en lui par Dieu, ainsi que l’âme de chacun de nous, afin que l’univers fût parfait… «
ARISTOTE
On sait, depuis les travaux de W. Jaeger et de F. Nuyens, que » dans la première partie de sa vie, Aristote a fait sienne la conception dualiste et platonicienne des relations entre l’âme et le corps… L’âme préexiste au corps…
L’étude des phénomènes psychophysiques amènera finalement Aristote à nier cette préexistence, ou, plus exactement, à la limiter au νοΰς qu’il place en dehors de la sphère des phénomènes psycho-physiques et qui, dit-il, n’a » rien de corporel « .
Une fois que l’âme, à un moment donné de son existence, a été unie au corps, elle mène une vie qui est en opposition avec son essence propre (πάρά φυσιν).
Ce n’est qu’en se libérant du corps qu’elle met fin à cette existence en partie double et peut continuer sa véritable vie.
Encore une idée à laquelle Aristote renoncera plus tard dans la mesure où elle s’applique à l’âme, mais qui reparaîtra dans ses vues concernant le νοΰς[44] « .
Dans un dialogue de jeunesse dont il ne nous reste que quelques fragments, l’Eudème ou de l’âme, Aristote exposait en effet au sujet de l’âme les thèses orphiques et platoniciennes que nous avons rappelées : l’âme préexistait au corps; elle vit maintenant dans le corps comme dans une prison; la mort est une délivrance, un retour » à la maison « , l’âme vit en exil; à la mort, elle commence à nouveau à vivre de sa vie propre[45].
Proclus, dans son Commentaire de la République de Platon, nous a conservé un autre fragment de ce dialogue perdu d’Aristote.
» Le divin Aristote, écrit Proclus, nous apprend aussi pour quelle raison l’âme, venant de l’autre monde dans celui-ci, oublie ce qu’elle a contemplé là-haut, tandis que, ayant quitté cette vie, elle se rappelle parfaitement dans l’au-delà ce qu’elle a éprouvé sur cette terre…
La vie sans le corps, pour les âmes, est conforme à leur nature, xaxà «puaiv,
elle est comparable à la santé, tandis que la vie dans les corps, en tant qu’elle est contre nature, rcapà cpùaiv, est comparable à la maladie.
Car vivre là-bas est pour les âmes conforme à leur nature, vivre ici-bas, contraire à leur nature.
En sorte qu’il n’est pas étonnant si, venant ici-bas, elles oublient les choses de là-haut, tandis que, quittant ce monde pour un monde supérieur, elles gardent le souvenir des choses d’ici-bas[46]. «
Saint Augustin, par l’intermédiaire de l’Hortensius de Ciceron, et Jamblique, nous ont conservé un fragment d’un autre dialogue perdu d’Aristote, le Protreptique.
Dans ce dialogue, Aristote exprimait l’idée orphique que nous sommes nés dans cette condition corporelle à cause de crimes commis dans une existence antérieure et supérieure.
Notre condition actuelle est semblable à celle que les Étrusques infligeaient à leurs prisonniers : ils attachaient leurs captifs vivants à des cadavres. Ainsi nos âmes sont unies à des corps comme des vivants à des morts[47]..
Comment se délivrer complètement du vieux mythe orphique
Ce qu’il importe de souligner ici, c’est qu’Aristote, en adoptant la méthode expérimentale en philosophie, s’est trouvé conduit à critiquer puis à éliminer le vieux mythe orphique de la divinité originelle, de la préexistence et de la chute des âmes dans des corps supposés mauvais.
Nous verrons que, peut-être, il est encore resté quelque chose à Aristote de cette antique mythologie, à propos de la doctrine du nous, mais, en gros, la révolution était faite. Il nous suffira de pousser jusqu’au bout l’analyse, sur des bases expérimentales, conformément à la méthode inaugurée par Aristote, pour nous délivrer complètement du mythe orphique.
Aristote : le TRAITE DE L’AME
La pensée ultime d’Aristote concernant le problème de l’âme se trouve dans son Traité de l’âme, qui date de la fin de sa vie.
Conformément à sa méthode habituelle, Aristote commence par étudier, et critiquer, les doctrines de ses prédécesseurs. Puis il passe à l’exposé de sa propre pensée.
L’âme est quelque chose comme un principe des êtres vivants, οιον άρχη των ζωων[48].
( à suivre -)
l’idée de substance chez Aristote, l’entéléchie… qui informe la multiplicité… etc
on suivra la démonstration magistrale de Claude Tresmontant un autre jour…