Ceux qui aiment les poèmes en prose, se régaleront de réciter lentement, à haute voix, cette page magnifique de Charles Nodier.
Ceux qui s’intéressent à l’histoire de notre littérature européenne découvriront ici une analyse sarcastique et pénétrante des conditions de naissance du romantisme :
Œuvres complètes de Lord ByronAVANT–PROPOS PAR CHARLES NODIER
L’apparition de lord Byron dans la littérature européenne est un de ces événements dont l’influence se fait ressentir à tous les peuples et à toutes les générations :
non que lord Byron soit, comme l’ont avancé quelques critiques irréfléchis, le créateur d’un nouveau genre de poésie; il n’appartient pas à l’homme de rien créer; et moins encore la langue poétique, c’est-à-dire celle du goût et du génie, que la langue usuelle des besoins.
Témoin du renouvellement d’une civilisation, lord Byron a été l’interprète le plus puissamment inspiré de tous les sentiments, de toutes les passions, tranchons le mot, de toutes les frénésies qui s’éveillent dans l’intervalle orageux où se confondent les essais d’une société naissante et les convulsions d’une société qui tombe.
Je le répète: il n’a pas plus inventé cette poésie que cet état de choses: il l’a révélée.
On se récrie cependant sur cette multitude d’imitations plus ou moins heureuses que le succès presque universel des poèmes de lord Byron a produites, soit dans notre littérature, soit dans la plupart des littératures contemporaines; on s’étonne, dis-je, de l’envahissement immense et simultané du genre romantique, à défaut de reconnaître que cette tendance des esprits résulte bien moins de l’influence accidentelle d’un homme de génie que de l’état et des besoins réels de notre société.
Essayons de montrer comment cette révolution s’est faite, et d’établir que son action inévitable n’a pu se manifester par d’autres résultats.
Depuis les siècles de renouvellement qui ont succédé aux âges appelés barbares, toutes les sciences et toutes les idées éclectiques de l’homme ont tendu à se matérialiser; et, par un effet de réciprocité infaillible dont la cause est dans notre nature, qui aspire toujours à exister quelque part hors d’elle-même, les choses purement matérielles de la vie ont éprouvé le même penchant progressif à la spiritualité.
Ainsi, d’une part, les idées abstraites de l’étendue et du temps ont été soumises à des formules exactes et à des figures inaltérables;
les incompréhensibles merveilles de la eréation se sont trouvées prisonnières dans l’eneeinte étroite et abstraite des méthodes;
les combinaisons inextricables des substances élémentaires ont subi la loi capricieuse des nomenclatures ;
la morale, arrangée en aphorismes, a pris plaee parmi les sciences d’observation, peut-être même parmi les sciences de calcul:
la politique, subordonnée à des règles de statistique et d’équilibre, est devenue un méeanisme particulier où le jeu de quelques ressorts et le balaneement de quelques contrepoids est substitué aux prineipes de l’ordre et aux opérations de l’intelligenee;
la religion elle-même, eonvertie par la réforme en une simple « institution réglementaire, s’est eonfondue peu à peu avee les poliees communes de la société, et n’en diffère presque plus, dans une grande partie de l’Europe, que par quelques cérémonies sans pompe et sans mystères.
On dirait enfln qu’une âme a été retirée de la eivilisation, et qu’un génie funeste est venu tout à eoup lui enseigner le néant,
D’un autre côté cependant, ce qu’il y a de plus positif, de plus matériellement perceptible à nos connaissanees, et par conséquent de plus passager dans la vie de l’homme, se raffinait avee une puissance incroyable.
Ce sentiment d’une destination divine qui caractérise notre noble essenee, violemment chassé de la région des idées intellectuelles et morales, se réfugiait dans l’être physique, et lui rendait, comme en jouant, cette âme que la philosophie croyait avoir bannie de la nature.
L’amour, si nul ehez les anciens, où un spiritualisme ingénieux animait toute la création, et où la pensée, divisée entre tant d’objets, manquait de cette intensité de loisirs et de réflexion qu’exigent les affections profondes,
prit chez les modernes un caractère éminemment passionné qui fut susceptible de revêtir toutes les nuanees de l’expression poétique, depuis le naïf jusqu’au terrible, et d’embrasser tous lés extrêmes de l’imagination, depuis les émotions les plus eélestes jusqu’aux aberrations les plus infernales.
La mélancolie, espèce de maladie mentale, dont le nom même indique l’origine toute physique, n’avait présenté à l’antiquité elassique que l’idée d’une triste infirmité; elle devint une Muse.
Le présent sans espéranees et sans avenir n’entretint le poëte que des regrets du passé, et du souvenir des splendeurs éteintes et des joies évanouies.
Les ruines, rares chez des peuples nouveaux, jaloux de la conservation de leurs monuments, et pour qui la dégradation des temples, fùt-elle même l’ouvrage du temps, était une profanation;
muettes chez des peuples dissipés et voluptueux qui n’appréciaient que 1es jouissances réelles;
ces ruines qui racontent l’histoire des âges écoulés, et qui menacent la pensée de la déeadence infaillible de toutes les grandeurs et de toutes les prospérités,
inspirèrent le génie rêveur de la nouvelle école.
Elle s’informa curieusement des misères de l’homme dont notre stérile matérialisme et notre scepticisme dédaigneux avaient abdiqué les hautes destinées.
Elle s’inspira de ses passions; elle s’asservit à ses faiblesses;
elle peignit de préférence les angoisses de la douleur et les scènes de la mort, parce que c’est dans ces crises solennelles que les puissances physiques de l’être, luttant avec sa destruetion, semblent suppléer, à force d’expansion et d’énergie, au privilège divin que l’incrédulité lui refuse.
Trahie par une philosophie aride et cruelle, la poésie sentait de plus en plus la nécessité d’oser.
Les sophistes avaient tout matérialisé, jusqu’à la pensée:
elle divinisa tout, jusqu’à la matière.
Elle inventa en quelque sorte le genre descriptif en lui donnant une extension tout à fait inconnue des anciens, qui n’y voyaient qu’un ornement, et qui ne paraissaient pas s’être avisés, du moins dans les rares exemples qui nous en restent, de coordonner l’impression des faits naturels à des idées morales d’un ordre sérieux.
Dans l’hypothèse ineroyable où notre société se trouvait placée, je dois le redire encore, c’étaient les seuls objets matériels qui pouvaient rappeler les idées moraIes; et la poésie, entraînée par le mouvement de cet ordre vicieux, en accepta les obligations pour en obtenir les conséquences.
La nature morte prit une existence, une physionomie, des passions; les ténèbres se peuplèrent; le tombeau s’anima; le néant fécondé répondit à l’appel du génie, et l’on put dire, en imitant l’expression de Bossuet, que tout avait pris une âme, depuis que l’homme avait répudié la sienne.
L’époque littéraire dont je parle sera sans doute unique dans la durée éternelle des temps, et par conséquent elle devait porter un sceau qui la distinguât éternellement de toutes les autres.
Qu’on n’oublie pas que tout ce qu’il y a de vraiment inspirateur dans les croyanees de l’homme, et même dans ses fictions, avait alors disparu.
La nouvelle école poétique trouva la mythologie des anciens, cette riche moisson d’images et d’allégories, tellement défleurie par la fade profusion des mêmes formes et des mêmes figures, tellement fanée par les récoltes fastidieuses d’une imitation monotone, que le lever du soleil, si touchant et si sublime pour un homme bien organisé, ne se présentait plus à la pensée sans quelque mélange de ridieule, avec les doigts de roses de l’Aurore.
Le Christianisme, longtemps exilé par de respectables scrupules des domaines de l’imagination, et qui aurait offert au poète des couleurs neuves et brillantes, était proscrit de ses temples et de ses autels; toutes les inspirations élevées de l’esprit et du cœur s’étaient retirées avec lui;
et dans la poésie eomme dans la société retentissait ce cri épouvantable que les navires de Tibère avaient entendu gronder sur l’Oeéan au milieu d’une tempête : « Les dieux sont morts ».
Une grande difficulté dut se présenter alors aux talents audacieux que la sécheresse d’une éducation prosaïque n’avait pas découragés,
et qui osaient essayer encore d’entretenir le feu des muses.
La poésie ne peut se concevoir sans merveilleux, et celui qu’inventa le génie,
dépossédé à la fois des riants mensonges de l’antiquité et des vérités solennelles de la religion, participa nécessairement du caractère frénétique de l’âge d’exception au milieu duquel il avait été conçu;
il fut tout ce qu’il pouvait être, et ce que sont toujours les prétendues inventions de l’esprit de l’homme, c’est-à-dire l’expression et le symptôme de la grande maladie sociale qui l’avait produit ;
et l’avenir y trouvera un monument triste, quoique imposant, de nos infortunes et de nos erreurs.
Ce merveilleux, inconnu de tous les siècles littéraires, fut emprunté aux idées vagues et à peine indiquées que les classiques paraissent s’être formées de l’état qui précède et qui suit l’existence animée de l’être matériel.
On le chereha dans ce mélange confus d’éléments sans formes, sans rapports, sans nécessité, sans objet, que l’imagination est obligée de se représenter, quand elle veut supposer l’absence de la création vivante; on le chercha dans les images ténébreuses de l’Érèbe et de la Nuit, dans ces émanations informes et muettes des tombeaux, auxquelles la terreur attribue une figure analogue à celle des morts dont elles apportent sur la terre les sinistres messages ; dans cette abstraction indéfinissable et terrible dont parle Tertullien: « le Je ne sais quoi » qui succède au cadavre, et qui n’a de nom dans aucune langue.
Le monde mystérieux n’eut plus d’autres habitants que les larves altérées de sang du onzième livre de l’Odyssée! mais cette fable extraorclinaire n’était qu’une anomalie effrayante dans l’enfer homérique;
elle fut pour la nouvelle poésie une mythologie tout entière.
Il existe même un poème allemand qui contient la révélation de cette poétique barbare. Aux premiers rayons de la lune frappant à travers les vitraux d’une église solitaire, bien loin de l’enceinte des villes, tout ce qui reste de plus subtil de la dépouille des morts s’élève contre les ais du cercueil, soulève le sable mouvant de la fosse, agrandit, pour s’ouvrir un passage, la fente des pierres sépulcrales, et puis s’assied sur les tombeaux avec un aspect semblable à celui des vivants. Ces images imparfaites de la créature qui n’est plus viennent demander au Fils de l’Homme l’immortalité qu’il leur a promise, et le Fils de l’Homme paraît pour leur annoncer le néant, dont cet inconcevable ouvrage est l’épopée.
Il ne s’agit pas ici d’examiner ce qu’une pareille fiction a de profane et de monstrueux, puisque nous sommes renfermés clans les bornes étroites d’une discussion littéraire; mais nous ne contesterons pas à cette composition le mérite d’exprimer avec une horrible puissance les idées prédominantes du siècle.
Voilà la poésie qu’il nous a faite.
Un autre caractère qui lui est propre, et qui reconnaît une origine commune avee ceux que nous avons remarqués jusqu’ici, c’est-à-dire l’incroyable déviation de la raison humaine, c’est ce vague de passions dont l’admirable épisode de René est le type classique, mais qui, tout à fait isolé des idées religieuses, ne présente qu’un des symptômes les plus redoutables de la grande révolution qui s’accomplit dans la société.
L’exercice de la pensée corrompue par un fol orgueil est devenu un tourment pour les intelligences les plus actives et les plus élevées.
A mesure que les liens de l’institution ancienne, relâchés et dissous par la force d’anéantissement à laquelle le monde social est soumis, ont laissé à l’homme solitaire et comme abandonné la faculté de réagir sur lui-même,
et que cette faculté, convertie en besoin, a fait place à un individualisme de plus en plus effrayant,
ce vague s’est accru de toutes les ténèbres du doute appliqué à toutes les perceptions de l’être rationnel et sensible.
L’âme, plongée comme à plaisir dans un chaos d’incertitudes,
a trouvé une sorte de volupté à s’emparer du néant par anticipation,
et la moralité de la vie a disparu tout entière devant je ne sais quelle philosophie expérimentale qui n’est appuyée sur aucune croyance.
Une envie passionnée de pénétrer dans la réalité des choses, et d’arriver partout à l’inconnu, a entraîné l’imagination au delà de toutes les bornes.
Les digues salutaires que la religion, les lois, la nature elle-même avaient opposées aux irruptions de cette curiosité funeste, n’ont fait qu’irriter son activité infernale.
On connaît la sublime allégorie des Égyptiens, qui avaient placé l’inviolable sanctuaire d’Isis derrière un grand nombre de voiles;
ces voiles se levaient pour les initiés suivant les progrès qu’ils avaient faits dans les mystères, jusqu’à un voile inaccessible au vulgaire, qui ne se levait que devant les prêtres, et après lequel Isis, encore voilée, restait cachée à leurs propres yeux.
C’est ce voile que le génie insensé des modernes déchire par lambeaux, dans l’horrible espérance qu’il ne cache qu’un cadavre.
Telle est l’idée sur laquelle sont fondées ces fictions romantiques qui appartiennent à un ordre de passions délirantes, ignorées des anciens, mais trop réelles et trop exaltées pour n’être pas poétiques.
Le sentiment que nous inspire la poésie résulte de l’intérêt sympathique que nous prenons à des émotions et à des douleurs avec lesquelles notre pensée est plus ou moins familière.
Ainsi, les héros classiques devaient être exposés à des dangers réels, attaqués par des ennemis visibles, on poursuivis par des êtres moraux dont la croyance publique admettait l’existence et le pouvoir.
Les héros des fables modernes n’ont guère de lutte à soutenir que contre leurs propres penchants, leurs erreurs, leurs préjugés, leurs passions, parce ‘que notre sécheresse et notre égoïsme n’ont pas laissé d’autre agents de sympathie à la disposition du poète.
C’est là l’idée première des principaux poèmes de lord Byron.
Il n’en est aucune qui ne puisse servir à l’histoire philosophique de la pensée.