Sénèque – Faut-il voyager pour dissiper la lourde tristesse de ton cœur ?

Je ne connaissais pas ce texte magnifique en entier… Vous qui rentrez ( peut-être ) insatisfaits de vos voyages de l’été, méditez avec nous cette belle pensée stoïcienne !

Tu crois qu’il n’est arrivé qu’à toi,
 et tu t’étonnes comme d’une chose étrange, 
d’avoir fait un si long voyage et tant varié les itinéraires 
sans dissiper la lourde tristesse de ton coeur? 

C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat. 

Tu as eu beau franchir la vaste mer ; «rivages et cités ont beau «reculer sous ton regard», selon l’expression de notre Virgile, 
tu seras, où que tu abordes, suivi de tes vices. 
À quelqu’un qui formulait la même plainte Socrate répliqua: 
«Pourquoi es-tu surpris de ne profiter en rien de tes longues courses ? 
C’est toi que tu emportes partout. 
Elle pèse sur toi, cette même cause qui t’a chassé au loin.» 

Quel réconfort attendre de la nouveauté des sites, 
de la connaissance des villes ou des endroits? 
Cela ne mène à rien de ballotter ainsi. 
Tu demandes pourquoi tu ne sens pas dans ta fuite un soulagement? 
Tu fuis avec toi. 
Il te faut déposer ce qui fait poids sur ton âme : 
aucun lieu jusque là ne te donnera du plaisir. […] 

Tu cours çà et là pour rejeter le poids posé sur toi,
 et rendu, par le ballottement même, plus incommode: 
pareillement, sur le navire, la cargaison, en équilibre stable, exerce une moindre pression; 
roulant pêle-mêle dans la cale, elle noie plus vite le flanc où elle porte. 
Tout ce que tu fais, c’est contre toi que tu le fais; 
et le mouvement même t’est contraire; tu remues un malade. 

Ce n’est pas de lieu, c’est d’âme qu’il faut changer.

Sénèque, Lettres à Lucilius, III, 28,1-3

Dans les pas d’un ange… Marc Chagall

« Quelques pas…dans les pas d’un ange » c’est le beau titre du livre de David MacNeil, fils de Marc Chagall, que je vous invite à lire cet Eté…
Vous y apprendrez plein de choses…
… sur Picasso, Matisse, Cocteau, Vence, la Côte d’Azur…
et aussi les belles-mères cupides qui entourent les hommes célèbres quand ils vieillissent !

Vous y trouverez aussi une évocation émouvante des derniers feux de la spiritualité et de l’ART SACRE, dans l’Art d’Occident au XXe siècle.
Mais oui ! En 1950 encore, tous les grands artistes, Matisse, Cocteau, Soulages… voulaient honorer leur œuvre en peignant des églises ou en faisant des vitraux dans les cathédrales. Chagall y a fait ses plus beaux chefs d’œuvre.
Apparemment, ce n’est plus à l’ordre du jour…
Aujourd’hui, au vingt et unième siècle, les artistes-adorateurs de Mammon sont occupés à sculpter « le vagin de la Reine » et autres joyeusetés… qui en disent long sur l’élévation spirituelle de nos élites, entre Las Vegas et Abu Dabhi…mais passons !

Pour tous ceux qui veulent découvrir l’étonnante spiritualité et la diversité poétique de l’art de Marc Chagall, je vous ai fait une galerie de mes œuvres préférées.

Mais j’ignorais que Marc Chagall, peintre mystique,
éternel amoureux peintre des amoureux
( souvenez vous dans « Coup de foudre à Notting Hill » le tableau avec… une chèvre, un violon, et deux amoureux ! …ça ne peut être que de Chagall ! )
Chagall était aussi un poète.
Je viens de le découvrir en lisant ce petit essai universitaire d’une étudiante pleine de profondeur et de sagacité, qui s’appelle Ingrid ! Merci, Ingrid !

Dire Dieu, dire les dieux
Chagall : Sa réponse artistique et poétique à l’impossibilité de « dire Dieu »

Essai de Ondine Portier

Marc Chagall (1887-1985) est un artiste juif du 20siècle, originaire de Russie et naturalisé français en 1937. Il est très connu pour ses peintures très colorées, lumineuses, oniriques et foisonnantes, rappelant le surréalisme, la modernité, le cubisme, sans pouvoir autant être rattaché à aucune école. 

Chagall – Vitrail de Sarrebourg

L’univers religieux dans lequel a grandi Chagall et sa propre spiritualité sont une inspiration capitale dans l’œuvre de Chagall. Son enfance en Biélorussie le plonge dans l’Hassidisme, courant judaïque (de l’orthodoxie juive) qui privilégie une « religion du cœur », c’est-à-dire une forte piété et l’amour des autres sans nécessiter aucune érudition. Le « Hassid », « homme pieux », a une profonde conscience de la présence de Dieu et voit dans toute chose terrestre son reflet. Cette religiosité a une dimension « artistique » car s’exprime souvent par le chant et la danse, dans un rapport joyeux à Dieu, le célébrant.

Hassadah Ein Krem à Jérusalem

Le travail de Chagall est profondément marqué par ce courant, ainsi que par la lecture de la Bible. Il écrit lui-même (dans un texte destiné aux visiteurs de son musée à Nice) :
« Depuis ma prime jeunesse, j’ai toujours été captivé par la Bible. Il m’a toujours semblé, et il me semble encore, que c’est la plus grande source de poésie de tous les temps. Depuis lors, j’ai cherché ce reflet dans la vie et dans l’art. La Bible est comme une résonnance de la nature et ce secret, j’ai essayé de le transmettre. »
Il puisera dans la Bible de nombreux sujets de tableaux, participant à révéler le mystère divin.

D’ailleurs, bien que juif, Chagall fera souvent apparaître le Christ dans ses tableaux, car il verra en lui une figure du « juif sacrifié ».

À Nice, un musée national est consacré à son cycle du « Message biblique », composé de 17 tableaux dont le sujet est tiré de l’Ancien testament.

Chagall se place en « mystique poétique » en essayant de révéler l’irrévélable…
(étant juif, il n’est pas censé représenter Dieu directement, éviter l’iconographie)
…ou l’irrévélé, ce Dieu invisible, avec sa propre sensibilité, sa subjectivité, ses couleurs et ses symboles presque « surnaturels ».
Chagall le dit lui-même « Je suis un mystique, ma prière c’est mon travail ».

« Je suis un mystique,
ma prière c’est mon travail ».

En résulte son art tout à fait libre et poétique, subjectif, authentique et sincère. Chagall aura à cœur de répondre à l’impossibilité de peindre et révéler Dieu, à qui il dit dans un de ses poèmes « je ne sais pas comment te peindre ». En effet, comment l’artiste peut-il peindre l’invisible et révéler le mystérieux ?

Si ses tableaux sont très connus, aussi sa poésie l’est-elle beaucoup moins ; or, elle est capitale pour répondre à cette question.
En effet, Chagall écrit une poésie non seulement semblable à ses tableaux en termes de subjectivité, de liberté et de beauté, mais aussi en reflet de ceux-ci, les « illustrant » parfois.

Compte-tenu de l’immensité du travail de l’artiste, nous ne nous concentrerons que sur quelques œuvres pertinentes sur la question de « dire Dieu » (provenant du « Message Biblique » pour les tableaux).

« Ma prière est mon travail », écrit-il.

On peut dire, en effet, que les poèmes de Chagall sont aussi souvent des prières (étant souvent adressés à Dieu), de même que ses tableaux. En effet, Chagall peint un « monde qui prie », par la couleur, l’expression (souvent « endormie », « contemplative », « songeante ») de ces êtres énigmatiques et silencieux qu’il fait apparaître dans sa peinture.

L’on peut dire que ses peintures appellent, dans la contemplation, à voir du divin ou quelque beauté mystérieuse et sacré ; sans aucun prosélytisme, ses œuvres tendent à révéler et à célébrer Dieu (et son lien aux Hommes, particulièrement au peuple juif).
Mais l’on peut aussi penser que ces tableaux sont aussi destinés à Dieu lui-même, étant une manière de le « louer » et de le « célébrer ». Or dans son poème Pour l’autre clarté, Chagall écrit justement : 

« Mon Dieu, la nuit est venue 
Tu fermeras mes yeux avant le jour  
Et moi je peindrai de nouveau           
Des tableaux pour toi 
Sur la terre et le ciel »

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Comme Aragon le désigne tel « celui qui dit les choses sans rien dire », Chagall peint Dieu sans le peindre.  Parce que l’artiste « ne sait pas comment le peindre » mais le recherche sans cesse (« À quoi ressemble-t-il, mon dieu, Où est-il » -poème Maintenant), parce qu’il est invisible mais omniprésent (pour Chagall), Dieu est au centre des œuvres « mystiques » de Chagall. C’est ce que nous allons voir dans l’huile sur toile La création de l’Homme de Marc Chagall. 

Tu m’as rempli les mains – Chagall

Je suis ton fils
sur terre qui marche à peine
Tu m’as rempli les mains
de couleurs, de pinceaux

Je ne sais pas comment te peindre.
Faut-il peindre la terre, le ciel, mon cœur,
les villes en feu, les gens qui fuient,
mes yeux en pleurs
Où faut-il fuir, vers qui voler ?

 Celui qui là-bas donne vie,
Celui qui envoie la mort
peut-être fera-t-il
que mon tableau s’illumine.

Poème de Marc Chagall, accompagnant son tableau La Création de l’homme (1956-1958) 

Dans ce tableau, Chagall fait apparaître de nombreux éléments et scènes biblique ; la tentation d’Adam et Ève (en bas à droite), le songe de Jacob (l’échelle en haut à droite), Abraham, le Christ crucifié, le don de Tables de la loi… Et bien sûr, au premier plan, un ange portant Adam endormi, représentant ainsi la genèse, la création de l’Homme, mais aussi l’acte de création en lui-même, car les traits de l’ange (qui d’ailleurs porte un pantalon) soulignent l’identification de Chagall avec celui-là ; Chagall est créateur et porteur du message divin par sa peinture.

La (grande) moitié inférieure du tableau n’est pratiquement que bleue : c’est la couleur du songe, du sommeil, du rêve, et ça peut aussi représenter le ciel, ou plus probablement la terre qui, rappelons-le, est « bleue comme une orange » (d’après le poète Paul Éluard).

Le jaune dans la partie supérieure gauche représente la lumière divine, le jour, l’allégresse (qui prends d’ailleurs le peuple de dieu).
 La couleur blanche, elle, représente la présence divine, ineffable et transparente. Le soleil tournoyant et polychrome peut représenter la vie (et ainsi Dieu ?), où une puissance divine qui emporte tous les protagonistes bibliques et le peuple de Dieu avec elle.

Les mains de dieu, sortant de la nuée blanche, apparaissent pour donner dans la lumière jaune sa parole divine, les tables de la loi.
Cette même représentation de Dieu par ce geste de don, par ces mains divines sortant d’une nuée vers la lumière, se retrouve très semblablement dans le tableau Moise recevant les tables de la loi. 

Pour Chagall, qui a été nourri du courant de l’Hassidisme, Dieu est partout, et se reflète particulièrement dans sa création. Sa présence divine est alors représentée par les mains offrants la loi, par les anges, dans le feu, la lumière et le soleil coloré et tournoyant qui emporte avec lui le peuple juif, dans l’oiseau du ciel, dans son peuple réjoui…

Ce n’est donc pas seulement un bout du tableau qui représente Dieu : dans ce tableau, on a un Dieu quasiment absent (il n’y a que ses bras ou ses actions qui sont représentées), mais aussi une omniprésence de Dieu, à la fois dans la symbolique, dans le reflet de sa création et dans l’idée générale du tableau qui représente toute l’histoire (biblique) fusionnelle et complexe de la relation d’amour entre dieu et les hommes. Chagall voulait d’ailleurs justement faire de cette œuvre un idéal d’amour.

           Cependant, Chagall, dans d’autres œuvres, représente Dieu de manière plus «concentrée », moins dissimulée (sans pour autant « peindre sa face »), même si encore une fois, l’ensemble du tableau concoure à sa compréhension et à sa révélation. C’est le cas de l’huile sur toile de 1961 Adam et Ève Chassés du paradis.
Dans ce tableau, la couleur verte prédomine, afin de représenter le jardin d’Éden qui est d’ailleurs littéralement « sans-dessus-dessous », renversé et bouleversé par la faute.  En effet, les arbres sont renversés, des oiseaux à tête de bouc ou de vaches s’envolent, de même que des poissons ailés tombés du fleuve et des silhouette humaines fuyantes sont aux coins du tableau. Au centre, un ange blanc chasse Adam et Ève du paradis, semblant leur montrer la direction. Ève et Adam, comme porté par un coq rouge (qui symboliserait la vitalité), s’en vont par la droite. Au-dessus d’eux, très discrètement, s’est représenté Chagall lui-même, peignant.

Mais si le tableau est fourni d’autant de détail, c’est le bouquet lumineux qui capte directement toute l’attention. En effet, Chagall établie une ligne de force et de lumière dans ce bouquet, qui représenterait l’arbre de vie, en jouant sur les contrastes des couleurs (les rouges et les jaunes du bouquet se détachent clairement du fond aux couleurs froides). Ce bouquet lumineux représente l’arbre de vie mais rappelle aussi le buisson ardent, symbole donc de la présence divine. Il est surmonté d’une boule blanche, qui symboliserait la parole divine. La forme circulaire peut nous renvoyer à la perfection, aux astres, ou, par analogie seulement, l’hostie donnée dans les messes chrétiennes. 

Ce bouquet fait lumineusement apparaître le divin (présent-absent), et cette représentation fait écho à une partie du poème Comme un barbare de Chagall :

« C’est d’après toi que je peins
Fleurs, forêts, gens et maisons
Comme un barbare je colore ta face
Nuit et jour je te bénis ».

Ce bouquet divin, plein de vitalité, représente de façon très positive et très marquée la figure de Dieu.
Ainsi, la couleur, qui est fondamentale dans le travail de Chagall, étant un vecteur puissant d’émotion et d’impression, une sorte de parole puissante et silencieuse, permet à Chagall de transmettre l’irrévélable et de représenter Dieu.  
Picasso dira d’ailleurs de Chagall :
« Après la mort de Matisse, Chagall est le seul artiste à avoir vraiment compris l’essence de la couleur. Depuis Renoir aucun artiste n’a eu le sens de la lumière comme lui ».

Mais dieu, dans le travail de Chagall, est aussi présent par l’action même, le sujet même du tableau. Les très nombreux éléments symboliques (subjectifs ou universels) – animaux, anges, personnages bibliques, couleurs, échelles et chandelier… – tendent tous à le révéler. Chez Chagall, Dieu est révélé par et dans sa création. 

Il est intéressant de voir comment l’irreprésentable (non seulement pour des questions de « capacités » mais aussi de droit : Chagall, juif profondément croyant, n’a pas le droit de représenter Dieu) reste concrètement irreprésenté, mais, paradoxalement, amplement révélé. Ces tableaux sont des poèmes et prières silencieux, sincères et libres, réponse possible à la question de l’impossibilité de dire Dieu.

Note de Michel Minc :
Si vous aimez Chagall, et si, un jour, vous allez vers l’Alsace,
choisissez de passer par la petite ville de Sarrebourg. Chagall y a conçu un gigantesque vitrail bleu qui est une merveille, par lequel il conclut son œuvre : Per visibilia, ad invisibilia
Par les choses visibles, accéder aux choses invisibles !

FIN

Le dernier message de Saint Exupéry

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Antoine de Saint Exupéry : mythe absolu de l’aviateur et de l’écrivain, auteur du Petit-Prince et de nombreux romans, est mort au combat le 31 juillet 1944.

La veille, il écrit au général X et s’exprime avec une lucidité exceptionnelle sur la condition de l’homme moderne. Testament avant l’heure, cette lettre, déchirante à la lumière de son destin, parle étrangement et profondément de notre temps.

30 juillet 1944

Je viens de faire quelques vols sur P. 38. C’est une belle machine. J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans.
Je constate avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante trois ans, après quelques six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement – ici de guerre.
Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à mon âge patriarcal pour ce métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois.

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Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est-ce pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais.
En Octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord où le groupe 2 – 33 avait émigré, ma voiture étant remisée exsangue dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers.
Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à 130 kms à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine.
Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient.

Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence).
Et il m’a semblé que, toute ma vie, j’avais été un imbécile…

Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au coeur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2600 chevaux dans une bâtisse abstraite où nous sommes entassé à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le coeur. Ca aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de Juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis “malade” pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui n’ayant connu que les bars, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui plongé dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur.

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On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans.
Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fut répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme.
Aujourd’hui nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide) tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine, “nous acceptons honnêtement ce job ingrat” et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir.

De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de Mr Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin).
Siècle de publicité, du système Taylor, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts.
Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.

Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien.
On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous !
On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour.
Rien qu’à entendre un chant villageois du 15 ème siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi).
Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots.

Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIX ème siècle et le désespoir spirituel.
Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ?
Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ?
Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors des sciences de la nature, cela ne leur a guère réussi.

 

Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme.
Ca déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement).
Et la vie de l’esprit commence là où un être est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison -cet amour inconnaissable aux Etats-Unis – est déjà de la vie de l’esprit.

Et la fête villageoise, et le culte des morts (je cite cela car il s’est tué depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir) . Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de sens.

 

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Il faut absolument parler aux hommes.

A quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ?
Quand la question allemande sera enfin réglée tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise au sortir de cette guerre à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables.
Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres.
Le marxisme lui-même, trop vieilli, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne.
A moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration pour l’éternité.

Ah ! quel étrange soir, ce soir, quel étrange climat.
Je vois de ma chambre s’allumer les fenêtres de ces bâtisses sans visages.
J’entends les postes de radio divers débiter leur musique de mirliton à ces foules désoeuvrées venues d’au-delà des mers et qui ne connaissent même pas la nostalgie.

On peut confondre cette acceptation résignée avec l’esprit de sacrifice ou la grandeur morale. Ce serait là une belle erreur.
Les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses, que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois.
C’est le mot terrible de cette histoire juive : “tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin ” – Loin d’où ?
Le “où” qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau d’habitudes.

Dans cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses.
Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti.
On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme.

Qu’ils sont donc sages et paisibles ces hommes en groupe.
Moi je songe aux marins bretons d’autrefois, qui débarquaient, lâchés sur une ville, à ces noeuds complexes d’appétits violents et de nostalgie intolérable qu’ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement parqués. Il fallait toujours, pour les tenir, des gendarmes forts ou des principes forts ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une gardeuse d’oies.
L’homme d’aujourd’hui on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés.

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Ainsi sommes-nous enfin libres . On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libres de marcher.
Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral !

Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel étant celui de la distribution.
Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple !

On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les Etats-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne système Taylor à la belote.
L’homme châtré de tout son pouvoir créateur, et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les boeufs en foin.

C’est cela l’homme d’aujourd’hui.

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Et moi je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire ” La Princesse de Clèvesou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour.
Aujourd’hui bien sûr les gens se suicident, mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents intolérable.  Ce n’a point à faire avec l’amour.

Certes, il est une première étape. Je ne puis supporter l’idée de verser des générations d’enfants français dans le ventre du moloch allemand. La substance même est menacée, mais, quand elle sera sauvée, alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l’homme et auquel il n’est point proposé de réponse, et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.

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Ca m’est égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ?
Autant que les êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel.
Les choses. je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses.
La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement.
Nous aurons de parfaits instruments de musique, distribués en grande série, mais où sera le musicien ?

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Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol aussi c’est un certain ordre de liens).

Mais si je rentre vivant de ce “job nécessaire et ingrat”, il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?

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Rilke : La mort est l’autre face de la vie…

 

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Jérome Bosch – La montée des âmes vers le ciel. (Palais des Doges, Venise) Le peintre flamand, en 1502, fait ici une description extraordinaire de ce que tous les témoignages scientifiques modernes de survie appellent une NDE ( Near death experience ) L’impression d’apesanteur, et l’entrée dans une tunnel pour aller vers la Lumière…

Affirmer la vie, c’est aussi affirmer la mort.
Admettre l’une sans l’autre, c’est une limitation qui, finalement, nous exclut de tout l’infini.

La mort n’est que l’autre face de la vie, le côté de la vie qui n’est pas tournée vers nous, et que nous n’éclairons pas.

Nous nous réalisons simultanément dans l’un et l’autre monde,
notre existence s’y nourrit inépuisablement…
…car il n’y a ni un en-deçà, ni un au-delà, mais la GRANDE UNITE dans laquelle les êtres qui nous surpassent, les anges, sont chez eux.

Nous , les hommes d’ici et d’aujourd’hui, nous ne sommes pas un seul instant satisfaits dans le monde du Temps, ni fixés en lui.
Nous débordons sans cesse vers notre origine, vers les hommes de jadis, et vers ceux qui semblent venir après nous.
C’est dans ce monde ouvert, qui est le plus grand, que TOUS existent.

La nature, les choses qui nous entourent et qui nous servent sont provisoires et caduques, comme nous,
mais elles sont, aussi longtemps que nous sommes ici-bas, …
notre possession et notre amitié.

Pour nous, il s’agit donc, non pas de noircir et de rabaisser tout ce qui est d’ici-bas, mais précisément à cause de leur caractère provisoire, qui est aussi le notre, de saisir ces phénomènes et ces choses avec la compréhension la plus intime, et de les transformer.

Nous sommes les abeilles de l’univers.
Nous butinons éperdument le miel du visible
pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’ Invisible !

                           RAINER MARIA RILKE 1910

 

 

Rainer Maria Rilke : La mort de la bien-aimée…

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RAINER MARIA RILKE


La mort de la bien-aimée

Il savait seulement de la mort
ce que tous savent :
Qu’elle nous prend et nous jette dans le silence.

Mais quand ce fut
ELLE,
non pas arrachée de lui, non !
Silencieusement effacée devant ses yeux,
Qui glissa vers les ombres inconnues,

Et qu’il sentit que, désormais, là-bas,
Ils avaient, comme une lune nouvelle,
son sourire de jeune fille,
et sa manière à elle d’être bienfaisante,

Les morts, alors, lui devinrent si familiers
qu’il se sentit, à travers elle,
tout proche parent de chacun d’eux.
Il laissa parler les autres,
Et ne les crut pas.

Et ce pays où elle allait,
lui, il le nomma :
le “bien-situé” le “toujours-doux”.
Et devant elle qui y marchait,
de la pointe du pied, il y aplanissait le chemin .

RAINER MARIA RILKE
TRADUCTION JEAN-MICHEL MAHENC 1994


Comme ce poème magnifique, caractéristique de la poétique et de la spiritualité de Rilke est difficile à comprendre et à traduire, je vous met ici le texte original en allemand, évidemment plus court et plus sibyllin, pour les « happy few » germanophones :


Der Tod der Geliebten

Er wußte nur vom Tod, was alle wissen :
Daß er uns nimmt in das Stumme stößt.
Als aber sie, nicht von ihm fortgerissen,
Nein, leis aus seinen Augen ausgelöst,
Hinüberglitt zu unbekannten Schatten,

Und als er fühlte, daß sie drüben nun
Wie ein Mond ihr Mädchenlächeln hatten
Und ihre Weise wohlzutun :
Da wurden ihm die Toten so bekannt,
Als wäre er durch sie mit einem jedern
Ganz nah verwandt ;

er ließ die andern reden
Und glaubte nicht und nannte jenes Land
Das gutgelegene, das immersüße — .
Und tastete es ab für ihre Füße

RAINER MARIA RILKE