Sénèque – Faut-il voyager pour dissiper la lourde tristesse de ton cœur ?

Je ne connaissais pas ce texte magnifique en entier… Vous qui rentrez ( peut-être ) insatisfaits de vos voyages de l’été, méditez avec nous cette belle pensée stoïcienne !

Tu crois qu’il n’est arrivé qu’à toi,
 et tu t’étonnes comme d’une chose étrange, 
d’avoir fait un si long voyage et tant varié les itinéraires 
sans dissiper la lourde tristesse de ton coeur? 

C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat. 

Tu as eu beau franchir la vaste mer ; «rivages et cités ont beau «reculer sous ton regard», selon l’expression de notre Virgile, 
tu seras, où que tu abordes, suivi de tes vices. 
À quelqu’un qui formulait la même plainte Socrate répliqua: 
«Pourquoi es-tu surpris de ne profiter en rien de tes longues courses ? 
C’est toi que tu emportes partout. 
Elle pèse sur toi, cette même cause qui t’a chassé au loin.» 

Quel réconfort attendre de la nouveauté des sites, 
de la connaissance des villes ou des endroits? 
Cela ne mène à rien de ballotter ainsi. 
Tu demandes pourquoi tu ne sens pas dans ta fuite un soulagement? 
Tu fuis avec toi. 
Il te faut déposer ce qui fait poids sur ton âme : 
aucun lieu jusque là ne te donnera du plaisir. […] 

Tu cours çà et là pour rejeter le poids posé sur toi,
 et rendu, par le ballottement même, plus incommode: 
pareillement, sur le navire, la cargaison, en équilibre stable, exerce une moindre pression; 
roulant pêle-mêle dans la cale, elle noie plus vite le flanc où elle porte. 
Tout ce que tu fais, c’est contre toi que tu le fais; 
et le mouvement même t’est contraire; tu remues un malade. 

Ce n’est pas de lieu, c’est d’âme qu’il faut changer.

Sénèque, Lettres à Lucilius, III, 28,1-3

Rilke : La mort est l’autre face de la vie…

 

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Jérome Bosch – La montée des âmes vers le ciel. (Palais des Doges, Venise) Le peintre flamand, en 1502, fait ici une description extraordinaire de ce que tous les témoignages scientifiques modernes de survie appellent une NDE ( Near death experience ) L’impression d’apesanteur, et l’entrée dans une tunnel pour aller vers la Lumière…

Affirmer la vie, c’est aussi affirmer la mort.
Admettre l’une sans l’autre, c’est une limitation qui, finalement, nous exclut de tout l’infini.

La mort n’est que l’autre face de la vie, le côté de la vie qui n’est pas tournée vers nous, et que nous n’éclairons pas.

Nous nous réalisons simultanément dans l’un et l’autre monde,
notre existence s’y nourrit inépuisablement…
…car il n’y a ni un en-deçà, ni un au-delà, mais la GRANDE UNITE dans laquelle les êtres qui nous surpassent, les anges, sont chez eux.

Nous , les hommes d’ici et d’aujourd’hui, nous ne sommes pas un seul instant satisfaits dans le monde du Temps, ni fixés en lui.
Nous débordons sans cesse vers notre origine, vers les hommes de jadis, et vers ceux qui semblent venir après nous.
C’est dans ce monde ouvert, qui est le plus grand, que TOUS existent.

La nature, les choses qui nous entourent et qui nous servent sont provisoires et caduques, comme nous,
mais elles sont, aussi longtemps que nous sommes ici-bas, …
notre possession et notre amitié.

Pour nous, il s’agit donc, non pas de noircir et de rabaisser tout ce qui est d’ici-bas, mais précisément à cause de leur caractère provisoire, qui est aussi le notre, de saisir ces phénomènes et ces choses avec la compréhension la plus intime, et de les transformer.

Nous sommes les abeilles de l’univers.
Nous butinons éperdument le miel du visible
pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’ Invisible !

                           RAINER MARIA RILKE 1910

 

 

Rainer Maria Rilke : La mort de la bien-aimée…

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RAINER MARIA RILKE


La mort de la bien-aimée

Il savait seulement de la mort
ce que tous savent :
Qu’elle nous prend et nous jette dans le silence.

Mais quand ce fut
ELLE,
non pas arrachée de lui, non !
Silencieusement effacée devant ses yeux,
Qui glissa vers les ombres inconnues,

Et qu’il sentit que, désormais, là-bas,
Ils avaient, comme une lune nouvelle,
son sourire de jeune fille,
et sa manière à elle d’être bienfaisante,

Les morts, alors, lui devinrent si familiers
qu’il se sentit, à travers elle,
tout proche parent de chacun d’eux.
Il laissa parler les autres,
Et ne les crut pas.

Et ce pays où elle allait,
lui, il le nomma :
le “bien-situé” le “toujours-doux”.
Et devant elle qui y marchait,
de la pointe du pied, il y aplanissait le chemin .

RAINER MARIA RILKE
TRADUCTION JEAN-MICHEL MAHENC 1994


Comme ce poème magnifique, caractéristique de la poétique et de la spiritualité de Rilke est difficile à comprendre et à traduire, je vous met ici le texte original en allemand, évidemment plus court et plus sibyllin, pour les « happy few » germanophones :


Der Tod der Geliebten

Er wußte nur vom Tod, was alle wissen :
Daß er uns nimmt in das Stumme stößt.
Als aber sie, nicht von ihm fortgerissen,
Nein, leis aus seinen Augen ausgelöst,
Hinüberglitt zu unbekannten Schatten,

Und als er fühlte, daß sie drüben nun
Wie ein Mond ihr Mädchenlächeln hatten
Und ihre Weise wohlzutun :
Da wurden ihm die Toten so bekannt,
Als wäre er durch sie mit einem jedern
Ganz nah verwandt ;

er ließ die andern reden
Und glaubte nicht und nannte jenes Land
Das gutgelegene, das immersüße — .
Und tastete es ab für ihre Füße

RAINER MARIA RILKE